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I.1. Premier aspect : STABILITE

Le premier effet recherché à travers la culture de la « bonne puissance », c’est son aspect stabilité dans le tangage et le roulis de l’histoire. La bonne puissance en effet est d’abord assurance, une assurance sans appui visible qu’on puisse faucher pour faire tomber. Voilà pourquoi ce premier aspect est aussi appelé « non-peur », en kinyarwanda : ihumure (la paix profonde).
Les appuis ordinaires qui donnent assurance à l’humain sont : l’avoir (compte en banque), le pouvoir (fusil), le savoir (diplôme), le valoir (renom) et les croyances (religion). Ces appuis valent ce qu’ils valent. Ils sont excellents en période « normale », mais nettement insuffisants en période de véritable crise, c’est-à-dire en « période de vérité » : c’est là qu’ils révèlent précisément leur vérité, c’est-à-dire leurs limites. En effet, quand souffle le vent violent de l’histoire, ces prétendus appuis ne tiennent pas la route. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute pour quelqu’un qui a traversé la violente histoire récente du Rwanda.
C’est la fonction de l’histoire de faucher les faux appuis pour obliger l’humain à « se révéler ». Voilà pourquoi les domaines de l’art de vivre concernés dans le développement de ce premier aspect de la bonne puissance sont le domaine de la réalisation de soi, le domaine de la respiration et celui de la détente. En effet, c’est la connaissance de soi issue de la pratique du premier domaine qui permet de se rappeler « qui on est vraiment », et les domaines de la respiration et de la détente permettent d’incarner cette connaissance dans le corps-esprit et donc dans le quotidien, l’histoire et la société.
L’histoire « révèle la teneur de notre vie en humanité » (réaliser 1) et nous invite à « manifester qui nous sommes vraiment » (réaliser 2). Conclusion : devant l’histoire, pas de panique. Il faut simplement s’éveiller à qui nous sommes vraiment et éveiller les somnambules autour de nous : car c’est le sommeil (le nôtre et celui des autres) qui nous fait créer tant de souffrance en nous et autour de nous. L’éveil, c’est la fin-but et la fin finale de la souffrance.
La respiration nous met du souffle au ventre,en rendant puissant et fluide le flot de notre énergie interne (chi). Ce souffle au ventre a pour effet « la quiétude personnelle même au milieu de l’inquiétude générale ! » C’est le souffle au ventre qui donne consistance à la vertu psycho-spirituelle appelée équanimité ou imperturbabilité.
La pratique de la détente permet de négocier les virages les plus dangereux sans stress, en restant dans la « normotonie » (tension juste) et l’homéostasie.
Ces trois domaines de l’art de vivre, qui sont fortement intégrés, conduisent à la présence, le regard et la parole de bonne puissance, qualités d’une vie épanouie, requises pour un travail efficace dans le domaine de la paix, la résolution non-violente des conflits, la guérison intérieure et la réconciliation.
I.2. Deuxième aspect : ENERGIE
Le second effet recherché à travers la culture de la « bonne puissance », c’est son aspect résilience au moment des plus grandes tragédies. La bonne puissance en effet est aussi force de vivre, une force d’ordre interne qui ne peut pas faire défaut donc, puisqu’elle ne dépend que de soi. Voilà pourquoi ce deuxième aspect est aussi appelé « non-résignation », en kinyarwanda : agasani(ici : l’indestructibilité).
C’est la fonction de l’épreuve et du malheur de forger le courage et la force. Voilà pourquoi, en plus des domaines de la respirationet de la détente, les autres domaines de l’art de vivre concernés dans le développement de cette deuxième qualité de la bonne puissance sont ceux de l’alimentation et de l’autoguérison. Le malheur vient en effet souvent sous la forme de « la faim, la peste et la guerre » comme disaient les anciens dans leurs prières. En apprenant à « vivre bien, de peu » à travers une production et une consommation « homéostatiques », c’est-à-dire qui respectent et l’équilibre de l’environnement et l’intégrité du corps humain, en apprenant à « devenir son propre pourvoyeur de soins » grâce à une meilleure connaissance de son « terrain » (= son corps-esprit), on annule déjà au moins pour soi deux fléaux de l’humanité, à savoir la faim et la maladie. Ce qui fournit assez de bien-être pour supprimer la cause majeure de la violence, à savoir le désir mimétique (désirer ce que possède l’autre) et la jalousie.
I.3. Troisième aspect : UNION
Le troisième effet recherché à travers la culture de la bonne puissance, c’est son aspect bienveillance en tout temps, y compris au moment des pires inimitiés. La bonne puissance en effet est aussi attitude d’accueil et de « non-résistance au méchant », comme dirait Jésus (Mt 5, 39-48). C’est même ici « sa pierre de touche », l’aspect qui en scelle l’authenticité. La stabilité et l’énergie en effet, même la « fausse puissance » (en kinyarwanda : amaboko matindi : pouvoir de destruction) peut les démontrer dans une certaine mesure. Seule l’union est impossible à la fausse puissance, qui est fondée sur l’illusion de séparation.
C’est la fonction de l’histoire de fournir aux humains, à travers les manifestations de haine et de destruction mutuelle, des occasions de manifester l’amour inconditionnel qui est notre nature véritable. Voilà pourquoi ce troisième aspect se dit aussi « non-exclusion », en kinyarwanda : urugwiro(accueil absolu d’autrui).
Les domaines de l’art de vivre concernés dans le développement de ce troisième aspect de la bonne puissance sont le domaine de la pensée et celui de la relation. L’exclusion commence en effet dans la pensée, c’est-à-dire déjà dans la perception de l’autre toujours gouvernée par nos « pré-jugés ». Etre toujours prêt à ouvrir son « interprétation englobante », c’est-à-dire son système de référence, pour intégrer de nouvelles données, renouveler et élargir sa vision du monde à partir de la différence de l'autre, voilà ce qui développe la pensée de bonne puissance. Cette pensée colle à l’expérience réelle de la vie humaine et évolue donc toujours en deçà et au-delà des dogmes et des idéologies, ces systèmes de croyances qui conduisent invariablement à faire taire celui qui ne pense pas ou ne croit pas « de la bonne manière », c’est-à-dire comme nous !
La relation de bonne puissance, elle, commence toujours par l’offrande à tout venant d’un espace où il puisse s’exprimer sans craindre de jugement. La relation courte (au « prochain », c’est-à-dire d’homme à homme) s’efforce ainsi de laisser l’autre se définir en ses propres termes et non selon un modèle de réalité imposé de l’extérieur. Les « fautes » sont perçues comme des « actes d’oubli », conséquences du somnambulisme qui nous caractérise tous à des degrés divers. Elles ne sont donc pas retenues à charge de leur auteur (2Co 5, 19) : elles sont plutôt reconnues comme des occasions de s’éveiller mutuellement à plus d’humanité. Conséquence majeure : quand les fautes ne sont pas retenues, l’unité prédomine toujours et n’est jamais menacée dans la personne qui sait ne pas retenir « les fautes » d’autrui. Le pardon et la réconciliation sont donc « toujours déjà là » ou, pour le dire de façon radicale, ne sont pas nécessaires.
La relation longue (au « socius », c’est-à-dire la relation médiatisée par l’institution) quant à elle s’efforce d’ouvrir un « espace public » où chacun puisse s’exprimer sans crainte sur la marche de la cité. Comme l’écrit Jean Ziegler à juste titre, « La démocratie n’existe vraiment que lorsque tous les êtres qui composent la communauté peuvent exprimer leurs vœux intimes, librement et collectivement, dans l’autonomie de leurs désirs personnels et la solidarité de leur coexistence avec les autres, et qu’ils parviennent à transformer en institutions et en lois ce qu’ils perçoivent comme étant le sens individuel et collectif de leur existence. » Cette prise de parole nécessite cependant que chacun soit entraîné aux « intelligences citoyennes », à savoir l’intelligence narrative qui permet de raconter l’expérience vécue afin qu’aucune souffrance ne soit oubliée, l’intelligence déconstructive qui permet de défaire les coutumes, codes et lois devenus dangereux pour la vie de tous ou de quelques-uns, l’intelligence prescriptive qui permet à chacun de veiller à l’orientation globale de la société et l’intelligence argumentative qui permet de débattre de façon logique et constructive sur l’espace public.