
A quoi ça sert dans la vie d’un homme (homme et femme), les catastrophes ? A lui servir de test pour l’aider à faire l’expérience d’une vie à l’épreuve de la mort, c’est-à-dire l’expérience de la Vie comme elle est censée être : absolue, sans contraire et éternelle. Pour intégrer cette vérité qu’il n’y a que la vie, que même la mort n’est qu’un révélateur de la vie («�révéler », c’est enlever le voile), il faut passer par le feu, c’est-à-dire traverser les catastrophes et « passer outre, vivant ».
La vérité, c’est que pareille conscience de la vie ne s’éveille que lentement, de catastrophes surmontées en catastrophes surmontées. Notre culture et notre éducation, quel que soit par ailleurs le terroir où nous sommes venus au monde, ne nous prédisposent guère à entreprendre la vie déjà conscients de cette vérité. Le commun de ceux qu’on appelle à tort « mortels » (c’est seulement en passant outre la mort qu’on se rend compte que justement, personne n’est mortel !) sait rarement au départ que
« passer outre, vivant » est la règle du jeu de la vie. Voilà pourquoi souvent « on y reste », à mijoter dans son jus au cœur et au creux des catastrophes, au lieu d’en profiter pour épanouir la vie. C’est pour cette raison qu’il est si important de se rappeler les combats perdus, pour ne pas répéter les mêmes erreurs, et de célébrer les victoires remportées sur le non-sens pour ancrer cette connaissance fondamentale dans la mémoire des générations montantes.
C’est dans cette lumière que, je crois, on peut le mieux utiliser pour la vie des catastrophes comme le génocide des Tutsi et le massacre des Hutu modérés au Rwanda en 1994. Il faut se rappeler la kyrielle d’égoïsmes et d’inconsciences qui les ont rendus possibles, ouvrir les yeux sur la cruauté et la bestialité qui les ont caractérisés, sur le cortège de misères, de honte et de déni qui les ont suivi, repérer dans le présent les rejetons de ces racines amères et les arracher, afin que « plus jamais ça ». Il faut aussi se rappeler avec une égale force la force d’âme de quelques témoins de l’humain au sein de l’inhumain, ceux que Marek Halter appelle les « justes ».
Aujourd’hui, l’on sait que cette catastrophe était prévisible et évitable. C’est toujours ainsi, après coup ! On se rend compte que des gens étaient « au parfum », des gens capables d’agir et d’y mettre bon ordre avant l’irréparable, et qu’ils ont préféré laisser faire. Pourquoi ? A cause d’ « intérêts supérieurs ».
Première leçon
Aujourd’hui, l’on sait que pendant la catastrophe, pas mal de gens étaient occupés à profiter de l’innommable pour se faire une place au soleil, soit économiquement, soit politiquement.
Deuxième leçon
Aujourd’hui, l’on voit qu’après la catastrophe, certains s’obstinent à la nier, d’autres en profitent toujours et en font un fonds de commerce durable, d’autres encore s’efforcent d’en atténuer ou en altérer la mémoire pour mettre à couvert leur propre responsabilité, etc.
Troisième leçon
On constate enfin aujourd’hui que « les héros de l’humain » pendant le génocide et massacres au Rwanda en 1994 ne sont pas suffisamment célébrés.
Quatrième leçon
Retenir ces leçons, -et d’autres selon les promontoires et points de vue-, c’est faire mémoire pour développer la vie à partir de la mort. Les Eglises chrétiennes devraient être plus porteuses de cette qualité de la mémoire, elles qui font si souvent mémoire de « la passion de Notre Seigneur » comme source de vie pour le monde. Pourquoi « la passion du peuple rwandais » ne contribuerait-elle pas pour sa part au salut du monde ? La bonne nouvelle que j’ose proclamer aujourd’hui du « lieu théologique » rwandais, c’est que quelle que soit la catastrophe, elle est faite pour « passer outre, vivant », faisant ainsi l’expérience que même la mort est au service de la vie. Sachant cela, heureux serons-nous si nous le mettons en pratique.
Laurien NTEZIMANA, Dix ans après (Avril 2004).